Le wokisme: vrai danger ou maladie imaginaire ?

Introduction

Malgré son retentissement médiatique, le wokisme est difficile à définir. Surtout au départ de lui – même comme cela se fait d’autres idéologies et courants d’idées. Ni modèle théorique identifiable ni mouvement social à la ligne idéologique claire, le wokisme n’a pas de contenu créé par des auteurs et autrices qui se définissent comme wokistes à l’instar du féminisme, par exemple, ou encore des théories décoloniales et postcoloniales. Le wokisme s’avère être davantage une création de ses détracteurs qu’une organisation aux visées précises. Au contraire de l’expression « Woke » dont on peut remonter le fil historique, le wokisme, tel qu’il est défini par le discours anti – wokiste, opère comme un anathème accolé aux luttes dont l’unité n’est pas l’évidence même.

Comment dès lors en faire l’analyse ? Lorsque nous nous sommes penché sur ce phénomène, deux voies s’offraient à nous : socio – historique d’une part et archéologique d’autre part. La voie socio – historique aurait consisté, par exemple, à partir du mot « woke » – et de ce qu’il signifie pour celles et ceux qui s’en réclament – et à remonter le fil du temps et des significations successives pour essayer de dégager une définition d’ensemble du wokisme. Celle archéologique, d’inspiration foucaldienne (1969), visait à partir de toute l’archive concernant le wokisme et à en étudier les dynamiques. Séparément, les deux procédés nous paraissaient également impropres à appréhender

le wokisme comme ce phénomène de société aux tensions extrêmes que nous observions. L’entre- deux, que constitue le contraste entre les usages historiques du mot « woke » et ceux, contemporains, des tenants de l’anti – wokisme, nous paraissait pouvoir restituer l’épaisseur du « wokisme » mieux que ne l’aurait permis son étude à travers la méthode socio – historique ou celle archéologique, prises à part.

Nous avons donc opté pour une méthode qui puise à l’un et à l’autre. Une méthode qui permet l’analyse de cet entre-deux dont nous parlions plus haut. Dans les lignes qui suivent, nous allons donc, dans un premier temps, nous pencher sur l’expression « woke » et ce qu’il a représenté de ces origines à aujourd’hui. Dans un deuxième temps, nous reviendrons sur le discours ant-wokiste et ses caractéristiques. Dans un troisième et dernier temps nous tenterons de mettre ces deux aspects en perspective pour pouvoir répondre à la question, contenue dans le titre de ce texte, à savoir : est – ce que le wokisme est un vrai danger pour nos sociétés ou plutôt une maladie imaginaire.

Woke : une mise en garde

Lorsqu’on se penche sur ses premiers usages, le mot « woke », apparaît d’abord comme une mise en garde.
Les origines du mot « woke » remonteraient à la période d’avant – guerre. On en trouve les premières traces dans un enregistrement des années quarante lorsque le musicien noir américain Huddie William Ledebetter, surtout connu sous son nom de scène « Leadbelly », l’utilise pour conseiller aux jeunes noirs de faire attention dans l’espace public. Cette mise en garde faisait suite à la condamnation expéditive, par un jury entièrement blanc, de neuf jeunes noirs accusés, à tort, d’avoir violé deux femmes blanches2. Il faut dire que, durant la période d’avant – guerre, aux Etats-Unis, les lynchages d’hommes noirs, sous le même motif, étaient monnaie courante. C’est la banalisation de ces lynchages que dénoncera, par exemple, « Strange fruits », ce texte écrit en 1939 par Abel Meeropol, un enseignant juif et communiste, popularisé par la célèbre chanteuse noire amé- ricaine Billie Holyday. C’est l’image des corps noirs pendus sur des arbres du Sud – américain que ce poème est venu mettre en mots et c’est cette réalité que le mot « woke » appellera les hommes noirs à garder en tête lorsqu’ils sont dans l’espace public.

Woke : un conscientisme

Harriet Tubman

Le conscientisme est un concept créé par le premier Président du Ghana indépendant, Kwame Nkrumah, dans un ouvrage éponyme publié en 1964, à travers lequel il appelle à un travail subjectif de recouvrement d’une dignité humaine par les noirs et les Africains en particulier. La mise en esclavage des corps noirs et la colonisation des pays africains se sont appuyées sur une destruction méthodique de l’humanité des noirs, sans laquelle il n’aurait pas été possible de les traiter comme ce fut le cas. Pour rappel, transformer les noirs capturés en nègres – esclaves, se faisait par tout un ensemble de techniques de déshumanisation, qui résul- taient par ailleurs en la mort de certains d’entre eux, et cela, avant même l’embarquement. Il fallait détruire toute capacité de « l’esclave – en devenir » à se sentir humain et digne de liberté. Tout idée de liberté impli- quait un travail d’éveil psychologique qui renvoie aux usages du mot « woke » comme conscience de sa propre humanité.

On trouve les traces de cette acception du mot « woke » déjà à l’époque de l’esclavage à travers, notamment, le marronage, cette fuite hors d’atteinte du maître (Bentouhami, 2019). Les marrons ne se contentaient pas de leur propre liberté. Ils s’appliquaient à aider les autres esclaves à suivre leur exemple et, pour cela, il fallait qu’ils les convainquent qu’ils étaient pleinement humains. Il fallait les rendre « wokes ». C’est ce travail qu’a accompli, par exemple, Harriet Tubman. Née esclave, en 1822, elle s’est évadée des plantations du Sud vers le Canada où l’esclavage n’existait plus. Elle a, ensuite, effectué plus de treize voyages vers le Sud des Etats et a aidé plus de septante personnes à s’évader, à leur tour, vers le Canada.

2. Voir à ce sujet, « A l’origine du mot “woke”, un mot d’argot propre à l’expérience des Afro-Américains. Entretien avec Laurent Dubreuil », France Culture, 21-10-2021

L’idée de l’éveil des consciences de l’opprimé en vue de sa propre liberté n’est pas circonscrite à l’histoire améri- caine. On la trouve également formulée par des leaders des indépendances africaines dans les années soixante tels que Kwame Nkrumah, Modibo Keita, Patrice Lumumba ou encore Sékou Touré. Il n’est donc pas correct de dire que le wokisme est le produit d’une culture identitaire américaine sans commune mesure avec la réalité européenne car, somme toute, l’histoire de la colonisation du continent africain est une histoire européenne.

Woke : comme un appel à la fin des violences raciales

Ayant constaté que l’abolition de l’esclavage n’a pas mis fin aux violences raciales, les leaders noirs tels que Marcus Garvey ou encore Georges T. Washington continueront à insister sur l’importance de l’éveil des consciences noires indispensable à leur émancipation. Selon eux, si les violences continuent, c’est parce que les noirs ne luttent pas assez. Il faut donc les pousser, une fois pour toutes, à se « défaire de la mentalité d’esclave » (Garvey, 1924). Cepen- dant, l’éveil des consciences se doublera dès ce moment d’une dimension politique bien plus forte qu’avant. Les manifestations publiques contre les violences policières, deviendront la norme et culmineront dans le mouvement civil des années soixante symbolisé par des figures comme Martin Luther King, Malcom X, Rosa Parks et d’autres. C’est sous cette forme que le mouvement woke sera essentiellement connu en Europe et, donc, en Belgique. Ce- pendant, en elle – même, l’expression « woke » n’était plus massivement utilisée pour désigner ce mouvement civil. C’est la chanteuse Erikha Badu qui ramènera cette expression à la mode à travers son tube, sorti en 2008, « Master teacher » dans lequel elle déclare rester vigilante face aux violences raciales. Le meurtre de Georges Floyd et le

fait que « woke » serait un des slogans les plus brandis – aux côtés d’autres tels que : Black lives matter ou encore I can’t Breath – achèveront de faire de l’expression « woke » un phénomène d’une grande importance médiatique.

Contrairement à ce qu’annonce le discours anti-wokiste, woke est essentiellement circonscrit aux luttes contre les violences raciales à l’égard des personnes noires. La seule occurrence que nous avons trouvée en dehors
des mondes noirs est le slogan, ci – haut, inscrit sur des t-shirts que portent certains militants de la cause homo- sexuelle. Nous sommes donc bien loin du conscientisme et de la mise en garde qui caractérisent cette expression d’ordinaire.

L’anti – wokisme : un ouragan apocalyptique et prophétique taillé pour le combat

L’anti-wokisme se présente principalement comme un discours de combat, comme l’attestent les titres des ou- vrages qui se présentent comme anti-wokistes : “Wokisme : La France sera-t-elle contaminée ?” titrait Anne Tou- louse dans son livre sorti en mars 2022. “Les moutons de la pensée – nouveaux conformismes idéologiques” intitu- lera, pour sa part, Jean Slamowicz en février de cette même année. Jean-François Braunstein choisira d’appeler son ouvrage “La religion woke” en septembre de cette même année 2022. Pour Douglas Murray, l’antiracisme ne vise rien de moins qu’à abattre l’Occident. Dans son ouvrage sorti en août 2022, il se propose de montrer “Comment l’antiracisme est devenu une arme de destruction massive”. Les journaux ne sont pas en reste.

“Le wokisme est une maladie mentale” titrait Richard Martineau dans une opinion publiée dans le “Journal de Montréal du 28 novembre, quelques mois après l’opinion, dans ce même journal, de Nathalie Elgrably intitulé “Le wokisme fabrique de la haine”. Rien que pour cette année 2022, nous ne pouvons aller au bout de la liste des ou- vrages publiés pour pourfendre le mouvement woke. Toujours au niveau de la forme, l’ajout de ce “isme”, pour faire du woke un wokisme n’est pas anodin. La démarche vise à souligner ce qui serait son caractère idéologique, extré- miste et dangereux. En comparaison, l’extrême droite n’essuie pas d’attaques médiatiques de la même ampleur ni en nombre d’ouvrages publiés cette année 2022 dans le paysage francophone européen, ni en titres aussi chocs que ceux que nous venons d’évoquer.

Le discours anti-wokiste ne se présente donc pas comme un débat d’idées qui viserait à comprendre les tenants et les aboutissants du wokisme. Il ne s’agit pas de montrer en quoi il serait faux. Il s’agit de l’éradiquer car il met- trait en danger “les fondements de l’identité, de la nation et l’Histoire” comme l’écrit le journaliste belge Nicolas de Paepe dans un article du “Causeur”, sorti le 19 novembre 2021. Ce faisant, le discours anti -wokiste laisse de côté l’essence même de ce que représente « woke » : la lutte contre les violences raciales. La dimension sociale du mouvement « woke » est ainsi largement ignorée par la pléthore d’ouvrages anti – wokistes qui dépeignent ce mouvement sous les traits d’une idéologie mortifère qui reste largement introuvable, par ailleurs. A ce propos, le discours anti – wokiste n’affirme pas que le wokisme a pris le pouvoir. Il s’avère plutôt prophétique et apocalyp- tique. D’après ce discours, ce ne sont pas les ravages actuels du wokisme qu’il faut craindre mais ceux à venir s’il n’est pas combattu.

Quel est alors le wokisme de l’anti – wokisme ?

Le wokisme de l’anti – wokisme n’a ainsi rien à voir avec le mouvement « woke ». Il amalgame des luttes qui ne s’en réclament pas et ne s’adresse pas à ce qui est l’essentiel du mouvement woke : l’expérience de la discrimination. Dénommer « wokistes » toutes les luttes progressistes est une stratégie de disqualification qui consiste, comme
le rappelle Schopenhauer dans son “Art de toujours avoir raison” (schopenhauer, 1831), à labelliser de manière négative une idée dont on veut détruire l’influence pour mieux la combattre. Le « wokisme » de l’« anti-wokisme

» correspond ainsi à un argument qui sert d’épouvantail, contre des idées progressistes, au service d’une vision conservatrice du monde. Ce n’est que comme ça que peut se comprendre ce plaquage collectif du mot « wokiste » à toute revendication minoritaire.

Le discours anti -wokiste ne s’est pas, cependant, contenté de labelliser le wokisme. Il l’a créé de toutes pièces et lui a accordé ses caractéristiques d’idéologie apocalyptique. C’est cela qui lui permet, par exemple, d’étiqueter woke des combats sociaux qui ne s’en réclament pas à l’instar du féminisme et des démarches militantes pour la cause homosexuelle. L’idée que ces combats se seraient ligués pour imposer un nouvel ordre mondial ne se vérifie pas dans la mesure où les militants associés à ces combats ne sont pas forcément d’accord entre eux.

Les idées centrales de l’anti – wokisme

Le discours anti – wokistes se caractérise par quelques idées – forces qui ressortent davantage selon le combat social qu’il entend combattre.

L’universalisme en est une. Mobilisé singulièrement contre l’anti – racisme, l’universalisme anti – wokiste est un renversement de la charge qui consiste à accuser les militants minoritaires de créer des divisions en mettant en avant le trait identitaire à travers lequel ils sont discriminés. C’est l’aveuglement racial, par exemple, qui demande aux personnes racisées de ne pas parler de race car elle n’existerait pas. Ni la violence policière ni les diverses discri- minations ne seront inclues dans l’analyse anti -wokiste du phénomène racial.

L’avancement civilisationnel de l’Occident est un autre argument mobilisé contre l’anti – racisme. Cet argument s’accompagne souvent d’un relativisme des droits. Selon cet argument, les personnes à l’ascendance immigrée devraient être heureuses de posséder moins de droits que d’autres citoyens car dans leurs pays d’origine elles seraient moins loties qu’en Occident.

La nature et la biologie sont, pour leur part, convoquées pour disqualifier la cause homosexuelle et transgenre. Dans ce cas également, ni l’homophobie ni la transphobie ne seront incluses dans l’analyse que l’anti – wokisme fait de ces phénomènes bien qu’elles soient les éléments principaux du combat social pour ces causes. La violence homophobe sera, par exemple, tenue pour quantité négligeable face au débat sur la correspondance ou non de l’homosexualité avec ce que serait conforme à la nature.

Enfin, la liberté d’expression est un autre argument massivement mobilisé par le discours anti – wokiste dans sa croisade contre le wokisme. Une liberté d’expression à géométrie variable, cependant, dont « Cancel culture » est le slogan principal lorsqu’il s’agit de disqualifier les dénonciations de la violence médiatique dont font l’objet les minorités. Que le pouvoir de ces minorités soit infime en rapport à l’espace dont bénéficie le discours anti – wokiste importe peu. Il s’agit de rayer de l’espace médiatique toute voie identifiée comme étant en dissonance avec les idées conservatrices.

Conclusion

Pour conclure, quelles pourraient être les hypothèses explicatives du succès du discours anti – wokiste ?

Tout d’abord, le discours anti – wokiste se nourrit d’une crise identitaire issue de la violence raciale que l’Europe a exercée sur les populations non blanches (Césaire, 1955 ; Mbembe, 2013). L’histoire de la colonisation a ainsi laissé des séquelles dans les subjectivités des Européens sous forme d’un sentiment de culpabilité dont les seules mo- dalités de prise en charge politique ont été un rejet pur et simple de l’évocation des conséquences de la période coloniale. Mais un phénomène de cette ampleur ne disparait pas uniquement parce qu’on refuse de l’évoquer et
la non – prise en charge de l’histoire de la colonisation est une difficulté dans la construction d’une identité euro- péenne apaisée. Jean – Paul Sartre (1943) nous rappelle que le passé qui existe est celui utile au présent. Le ra- cisme est ainsi le présent de la colonisation et de l’esclavage et il ne peut être combattu sans le démantèlement du passé colonial dans nos têtes. Penser le contraire c’est s’engager dans ce que cet auteur appelle « la mauvaise foi », qui consiste à se mentir à soi – même. C’est donc à cela que correspond le discours anti – wokiste : une mauvaise foi qui retourne l’accusation de la violence à celle et celui qu’on violente pour s’éviter le désagréable sentiment de culpabilité. Ce n’est que de cette façon qu’on peut comprendre la virulence du discours anti – wokiste et son insis- tance à ne pas aborder la question de la violence raciale qu’il aurait du mal à justifier.

Cette « mauvaise foi » est, par ailleurs, accentuée par l’assertivité des minorités. Une assertivité soutenue par des courants théoriques alternatifs dont les plateformes numériques permettent la diffusion. Ainsi, des théories fé- ministes à celles décoloniales, du genre ou encore celles environnementales, les minorités disposent d’un réser- voir d’outils qui permettent la remise en question de la pensée dominante issue de la modernité colonialiste. A y regarder de près, c’est le malaise que suscitent le succès de ces cadres conceptuels et la difficulté à les affronter sur le terrain théorique qui expliquent la forme guerrière du discours anti – wokiste.

Par ailleurs, le fait que l’anti – wokisme labélise « wokiste » toutes les luttes progressistes n’est pas sans rappeler
ce qu’Aimé Césaire (1955) appelle le choc en retour de la colonisation. Le racisme a créé un modèle de discrimi- nation et de violence qu’il est facile de répéter sur d’autres groupes humains. Les mêmes arguments qui ont servi à concevoir le noir comme un être anormal servent à disqualifier le mouvement féministe ou encore la cause homosexuelle. C’est cela que nous montre, par exemple, le fait que l’argument de la nature, jadis utilisé pour décréter l’infériorité intellectuelle inéluctable sera récupéré pour justifier la mise à l’écart des femmes, dont le rôle principal serait celui de la procréation, ou encore la disqualification de la cause LGBTQA+ qui serait, par excellence, contre-nature. Par ailleurs, l’explication de la pauvreté de l’Afrique par une prétendue paresse congénitale de ses habitants n’est pas sans rappeler la mobilisation du même argument contre les chômeurs. L’anti – wokisme est ainsi une mauvaise réponse à une vraie question : celle de la crise identitaire européenne.

 

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